1) Partie intégrante du quotidien des graffeurs
Un graffiteur n’est pas seulement quelqu’un qui rode la nuit pour jeter à la face du monde une vulgaire signature. C’est une personne passionnée du travail qu’elle fait avec ses mains, c’est une activité quotidienne, comme quelqu’un qui pratique le tennis, le graffiteur graffite. Armée de sa bombe et de son masque, il part (souvent la nuit) pour s’exprimer sur les murs des villes et créer une œuvre inédite au gré de son imagination et de ce qu’il veut exprimer dans son dessin. Laisser une trace, se lancer des défis, assumer la part des risques et des dangers dans le passage à l’acte illégale, de telles missions fascinent le graffiteur, l’inaccessibilité et les difficultés inhérentes à la peinture sur les toits et les grands murs s’ajoutent au côté mystique du résultat.
Les graffiteurs n’ont pas tous été influencés par le mouvement Hip-Hop mais néanmoins, ils sont porteurs d’une technique ou d’un état d’esprit qui s’y apparente. "Il ne faut jamais s'arrêter. Le plus important, c'est de chercher à progresser en permanence. D'évoluer sans cesse. De ne jamais baisser les bras." Balancé un peu comme un adage, comme une ligne de conduite à ne pas lâcher. Voici l'état d'esprit cultivé par Rasty et par Curio, deux graffiteurs africains qui travaillent ensemble depuis plus de dix ans. Cette phrase est recueillie de leur témoignage mais elle est dite au nom de tous les graffiteurs du monde. "Il y a cette peur viscérale de la ville, de la violence, du danger. Le graffiti permet de découvrir ces coins que les classes aisées ignorent. Tu viens peindre un mur, les gens passent, ils s'arrêtent, on apprend à se connaître. Les gamins du quartier posent des questions en rafale. Ces choses-là n'arrivent pas si tu t'enfermes dans un cinéma". C’est une véritable volonté de faire changer les mentalités, un combat quotidien que les graffiteurs effectuent. Ils souhaitent retirer les œillères que les réticents à cet art et aux artistes de la rue plus généralement, ont devant les yeux ; leur prouver que ce n’est pas du vandalisme et bien au contraire, c’est un art ouvert à tous le monde qui donne un peu de couleur aux murs ternes de leurs villes. "Le graffiti change ta vision du monde, ta manière d'observer chaque pierre, chaque mur, chaque édifice qui t'entoure. Tu deviens ultra-conscient de ton environnement". Dans cette phrase que Curio a dite lors d’un témoignage, on remarque sa détermination et son attachement aux murs et bâtiments sur lesquels il graff. Il parle même d’une prise de conscience de son environnement, ce qui démontre que son objectif n’est pas de vandaliser, de dégrader les édifices mais à l’inverse de les mettre en valeur, de leur laisser une emprunte unique et colorée sur laquelle il aura eut du plaisir à y mettre toute son imagination et sa volonté de faire quelque chose de beau et décent.
Pour ces deux hommes, le graffiti est un art qui a des règles et qu'on ne pénètre pas n'importe comment. "Ca commence toujours par un gamin avec un marqueur. Il écrit son nom sur un bout de mur. Et puis il faut l'écrire plus gros, pour qu'on puisse le voir. Certains en restent là, se contentent du côté purement rebelle du tag. D'autres commencent à peindre des murs, à améliorer leur technique. Mais si tu ne commences pas par le début, les aînés ne te respecteront pas. Et pour gagner la reconnaissance de la rue, il faut passer par ce rite initiatique". Rasty en est certain : "C'est un art de terrain. Aucune école ne t'apprendra jamais ça". Le graffiti n’est donc pas seulement un art, c’est un style de vie adopté par ces passionnés.
Curio et Rasty, lors du festival Hip-Hop à Paris le 22 juillet 2013.
Ces artistes ont un code de reconnaissance. Ils ont un style vestimentaire, un langage spécifique ( street- langage) et un mode de vie propre à l’art de la rue, indiquant une profonde évolution culturelle. Ils souhaitent étendre leur passion, faire de leur idéologie et des valeurs véhiculées une culture universelle. Ces personnes sont très indépendantes, elles n’acceptent pas la récupération de leur mouvement dit artistique pour servir à la publicité, à des marques, à des personnes qui se servent d’eux pour amasser des profits. Pour eux, l’art n’est pas commercialisable. Pour certains, le graffiti est devenu un moyen de s’insérer économiquement, de créer dans le domaine de la publicité, de la mode, du livre, de la bande dessinée et de beaucoup d’autres choses tout en vivant sa passion. Cependant, l’image du graffiti a été récupérée aussi pour une grande partie à des fins commerciales, et c’est aussi toute l’ambiguïté de ce mouvement et sa relation avec la société moderne. D’un côté on interdit de graffiter sur les murs en réprimant et de l’autre côté on se sert, on récupère le talent de toute une expression jeune que la société qualifie facilement de « rebelle » ou « vandale ».
Tel est le quotidien d’un graffiteur : matinées embrumées par la fatigue des nuits en mission, après-midi passées à tenter de photographier le travail de la nuit ou à traquer le matériel nécessaire pour la nuit à venir, partir à la découverte de nouveaux murs sur lesquels il pourra y imprégner son talent et son émotion librement, son combat pour que ce nouveau moyen d’expression accessible à tous rentre dans les mœurs de la société moderne; et, enfin, des nuits entières consacrées aux rencontres avec d’autres obsédés du graffiti, aux préparations, aux fresques. Quelque part au milieu de tout ça, le travail, les amis et la famille tentent de se frayer une petite place dans la vie des graffiteurs.
La technique seule ne suffit pas à la créativité. Le but n’est pas de représenter la masse, mais de se positionner par sa démarche. En effet, un graffiti contient la plupart du temps un message qui dénonce quelque chose.
2) Une occasion de s'exprimer et de dénoncer les vices de la société
Notre société souffre de plusieurs tares et fléaux que le graffiteur, calligraphe à la bombe s’emploie à dénoncer ouvertement sur les murs. C’est donc un art militant et bénévole pour reprendre contrôle des murs jusque-là envahis par les politiciens et hommes d’affaires qui occupent l’espace public à leur propre profit et non pas celui des citoyens. Le combat du graffiteur est pour reconquérir les murs dans l’objectif principal de conscientiser les populations. C’est là la vocation du graffiti c’est-à-dire graver, griffonner, dessiner mais inscrire un avis coloré sur un mur.
L’explosion artistique de ces nouvelles formes d’expression a sans doute trouvé sa légitimité dans un contexte sensible et oppressant. Le message transmis à travers un graffiti peut être raciale, politique, idéologique et philosophique. Il peut dénoncer la barbarie entre les peuples, l’inégalité entre la richesse et la pauvreté, la politique d’un gouvernement, et bien d’autres sujets sensibles. Il peut aussi revendiquer des choses, comme la liberté et les droits de l’homme. Il faut donc aller au delà de l’aspect décoratif du graffiti et analyser son aspect revendicatif.
La plupart des graffiteurs considèrent que la perception du monde est manipulée à des fins économiques et politiques. Ils revendiquent le fait que l’art doit s’exprimer autrement que pour vendre et enrichir des individus avides d’argent, car ils ne veulent pas être influencés par la société de consommation. Leur art est à but non-lucratif, son seul objectif est d’exprimer leurs émotions, que ce soit la colère ou la joie. Pour ces artistes, graffiter est un moyen qu’utilise n’importe quel humain pour communiquer avec leurs systèmes de société.
La reconnaissance en tant qu’individu, citoyen, ne peut-être basée aujourd’hui que sur le travail, la patrie, l’argent et la religion ; des concepts qui selon eux doivent évoluer par une prise de conscience de notre histoire, par la réappropriation de notre futur, de notre vision du monde, ne pas transformer nos futurs enfants en citoyens esclaves qui serait un processus destructif des consciences. Cette façon de voir les choses est très présente dans leurs graffitis.
Graffiti (sous forme de pochoir) de Banksy.
Artiste sensible, Banksy réagit fortement à ce qui le touche ou le blesse dans notre monde. Esprit révolutionnaire, engagé politiquement et socialement (il dénonce les injustices, la guerre, la famine et défend la liberté, la justice, les opprimés), il crée des images chocs souvent accompagnées de slogans percutants pour faire réagir et réfléchir les passants. Il utilise le street- art pour exprimer son mécontentement face à des choix politiques et des situations sociales. Ici, on peut voir tagué sur un mur « no future » ce qui signifie « pas de futur », avec un pochoir qui représente un enfant assis, le regard triste et lointain. Il tient une ficelle qui le relie au « O » de tag, cette lettre a donc une double signification : elle représente également un ballon prisonnier de cette ficelle. Banksy laisse libre cours à l’imagination de chacun pour interpréter ce graffiti.
S’exprimer et dénoncer sont donc les mots d’ordre de ces graffiteurs qui usent de leur talent pour défendre la cause de tout un chacun.
3) Les murs : nouveau support
Le but des graffiteurs est d’utiliser tous les supports pouvant amplifier le message qu’ils souhaitent faire passer. Créer des espaces sans frontières à l’inverse des pays. C’est une volonté de montrer qu’ils ne dépendent pas, pour exister, de la publicité, de la politique, de tout autre système qui pour eux amène à des inégalités, des injustices ici et ailleurs. Ils se sont donc emparés des murs qui sont le meilleur moyen de transmettre au maximum de personnes leur état d’esprit. C’est également un bon outil de diffusion pour les jeunes artistes. Les grands lieux de graffitis ont d’abord été sur des barricades de chantier (la pyramide du Louvre, Stalingrad…), le métro, la rue. De nos jours, ils se répandent jusque dans les milieux ruraux.
Si nous prenions un exemple pour montrer que les murs sont un nouveau support :Le mur de Berlin. Rapidement considéré comme « le mur de la honte », il est érigé en 1961. Il sépare physiquement la ville en deux : Berlin Est et Berlin ouest, pendant vingt-huit ans. C’est un véritable dispositif militaire qui est mis en place. Tandis que les Allemands de l’Est n’ont pas le droit de s’approcher du mur, à l’ouest il devient vite le support de slogans puis de peintures. Faisant l’objet de la bienveillance des autorités qui désirent faire de Berlin la capitale de la liberté des arts et de la culture, le mur de Berlin devient le terrain de jeux des artistes de rue, et une vraie attraction touristique. De nombreux artistes font le déplacement pour mettre un peu de couleur sur ce « mur de la honte ». Désormais coloré, il est cependant fragilisé sous l’effet des bombes de peinture qui percent littéralement le béton friable. En 1989, une série de manifestations entraîne la chute du mur et ouvre la route de la réunification. Quelques vestiges du mur témoignent à travers le monde de son existence comme à Bruxelles devant le parlement européen ou à Langley dans les bureaux de la CIA. Il a été peint par 118 artistes du monde entier Ce mur, malgré son histoire effroyable, est un grand symbole du besoin d’expression des artistes, qui y ont souvent graffité en laissant un message qui dénonçait le conflit mondial de l’époque, la domination de la haine et de la terreur, mais qui revendiquait aussi la paix et l’espoir d’en finir avec ce conflit international.
Les murs sont donc de nouveaux supports pour partager son talent, transmettre son message au plus grand nombre d’individus, et offrir aux espaces urbains mais aussi ruraux de la couleur et de la fantaisie, qui peut plaire ou non aux passants.
… Pourtant, un nouveau moyen de s’exprimer librement sur les murs, accessible à tous…


